Mon frère,
Si je m’adresse à toi aujourd’hui, c’est parce que tu fais la une de bien des journaux ces jours-ci. Et pas qu’en France : de la Hongrie à l’Espagne en passant par la Pologne, l’Angleterre et l’Italie, le petit monde médiatique ne parle que de toi. Pleins feux sur ta jeunesse vibrant d’indignation scandant des slogans au bord d’un théâtre pour la défense d’une cause qui te tient à cœur autant qu’à moi : la défense du Christ. C’est d’ailleurs un paradoxe : tu es de ceux qui, à raison souvent, brocarde le petit cirque médiatique qui privilégie l’anecdote sur le fond, qui catégorise le bien et le mal-penser, et qui ne t’aime guère. Or voici que tu es tout heureux d’avoir réussi à attirer l’attention de ce système que tu méprises. Sois comblé, ami : en fait d’intégrisme chrétien, les journalistes en mal de christiano-bashing n’avaient guère que la caricaturale église baptiste de Westboro. Maintenant ils t’ont. Et je ne suis pas certaine que c’était ton but. Je suis même persuadée du contraire.
Comme moi, comme beaucoup d’entre nous, tu écoutes en serrant les poings le récit de la passion le vendredi saint. Oh ! Si tu avais été là, comme tu l’aurais défendu, ce Jésus que tu aimes de tout ton cœur ! Comme tu aurais opposé ta foi ardente et tes bras vigoureux aux soldats venus Le chercher! Terrible paradoxe au cœur même de notre foi : comme le Christ l’a vigoureusement montré à Pierre, en guérissant le soldat par lui estropié, si nous aimons le Christ il faut le laisser outrager. Car si nous le défendons, il ne meurt pas sur la croix. Qu’en aurait-il alors été de notre salut ? Nul ne le sait. Mais notre kérygme, c’est celui-ci : Dieu a vocation à se faire humilier, souiller, cracher dessus. Que des metteurs en scène plus ou moins inspirés lui déversent des litres de merde dessus ? Mon frère, c’est exactement ce qu’Il est venu chercher en s’incarnant parmi nous. En agissant ainsi, qu’ils en soient conscients ou non, ces hommes-là perpétuent la figure du Christ crucifié et sanglant, tombant sous les huées, maculé de crachats et de traces de coups, comme dans cette Passion de Mel Gibson que tu as tant aimée. Sans ce Christ-là, pas de Christ glorieux.
Il y avait eu l’affaire Piss Christ. Au risque de t’étonner, j’ai trouvé cette œuvre très forte. Un Christ plongé dans l’urine, comment mieux exprimer l’abomination de la mise à mort de Dieu ? Comment mieux frapper les consciences d’une seule image : Dieu s’est offert à nous et nous lui avons pissé au visage ? J’irai même plus loin. Bernard Antony, un de ceux qui t’ont encouragé à manifester de la sorte, parle d’un « art d’excrémentation ». Toi, tu as scandé que tu refusais un « spectacle de merde ». Mais l’incarnation, qu’est-ce, sinon l’enchaînement à la condition humaine, une condition… de merde, au sens propre ? « Inter urinas et feces nascimur », disait Augustin. L’homme, cette déjection que l’incarnation appelle au divin.
Et entre nous : un vieillard qui fait sous lui sous le regard du Christ ? Si pour nous ce n’est pas la plus formidable métaphore qui soit de la dignité que confère à tout homme, même le plus abîmé, le regard de Dieu ; si nous trouvons obscène et blasphématoire cette scène-là, ne nous retrouvons-nous pas du côté de ceux qui dénient précisément cette dignité aux vieillards incontinents, dont notre monde attend qu’ils se laissent euthanasier proprement et sans se répandre en sécrétions abjectes ?
Il y a eu ensuite Golgota Picnic, que je n’ai pas vu mais qui pour le coup semble ouvertement, volontairement, blasphématoire. Bien sûr que mon cœur, comme le tien, saigne en voyant la haine que peut déchaîner le Tout-Amour. Mais mon frère, cette blessure-là, si tu veux bien, ne cherchons pas à la soigner, à la guérir, à la réparer. Gardons-la béante car si Dieu veut, par la grâce de la prière, elle nous aide à entrer dans la déchirure absolue dans le cœur même du Christ – ce Sacré-Cœur qui t’es familier. Cette blessure, pour peu qu’elle ne contienne pas trop d’orgueil, c’est le lieu entre tous où se rejoignent l’amour du Père et l’ingratitude de Ses enfants – l’histoire du salut, en un mot.
Tout ça, c’est ma perception de ces deux œuvres. Tu n’es pas obligé bien évidemment de la partager, et tes arguments, je les comprends. Mais pour la pièce de Roméo Castellucci, ce qui me gêne, c’est que tu ne l’as pas vue. Et les journalistes ne t’ont évidemment pas loupé là-dessus. Alors, avant de te laisser mon frère, quelques suggestions que je te soumets, en vrac : ne laisse pas d’autres gens te dire ce qu’il est bon que tu croies d’un sujet, quel qu’il soit, va voir par toi-même. Si tu décides de réagir en tant que chrétien, que ce soit en Christ avant d’être pour le Christ. Sois noble comme ta jeunesse et ta fougue t’appellent à l’être, ne te mets pas au niveau de tes adversaires. Excréments sur la scène, huile de vidange sur les spectateurs : même combat. Ne réclame pas en même temps l’abolition de la loi pakistanaise sur le blasphème et la création chez nous d’un délit du même tonneau. Et si ta vocation t’appelle à défendre le Christ, les défis ne manquent pas : le combat pour la dignité humaine, de sa conception à sa mort naturelle, n’a que trop besoin de ton enthousiasme et de ta foi. Tu mérites mieux, cent fois mieux, que cette croisade de pacotille. Et le Christ aussi.