Drôle de gouvernement de gauche. Elevée par des cathos de gauche engagés dans la société civile, ayant voté à gauche moi-même sans interruption jusqu'au 21 avril 2002, je ne reconnais plus la matrice qui m'a nourrie. Et je ne suis pas la seule, si j'en crois tous ces déçus qui ont voté Marine, Eva, François ou Jean-Luc dans l'espoir assez vain de retrouver la gauche ailleurs qu'à gauche. Moi,je ne sais pas où est passée la gauche, J'avais trouvé des effluves de son passage en 2007 – il y a un siècle – chez François Bayrou. J'y avais cru, je n'y crois plus. Ce que je sais, c'est que la gauche n'est pas au gouvernement.
Qu'est-ce que la gauche? C'est la défense de l'opprimé, du faible, du pauvre. La recherche, qui s'est si souvent perdue en cours de route, de la justice sociale. « Debout, les damnés de la Terre ! » chante-t-on encore ici où là. Vœu pieux. Intention louable. Mais au-delà ?
Aujourd'hui, la gauche au gouvernement ressemble à s'y méprendre à ces dames patronnesses d'Epinal qu'elle a autrefois moqué à raison, donnant du bout des doigts leurs miettes superflues à des nécessiteux qui les remerciaient en serrant les poings. Le droit de vote ? Bah, donnons-le aux étrangers, puisque de toute façon Bruxelles aura le mot de la fin sur toutes les décisions votées par le peuple. Le mariage ? Ouvrons-le aux couples de même sexe : il est déjà dans le coma, achevons-le. Donnons au peuple, finalement, nos vieilleries démodées, et gardons l'essentiel : un système global qui broie les individus, une misère sociale explosive, des garde-fous sociaux submergés. Mais surtout, ne nous préoccupons pas de mettre à bas, ni même de réformer, une société conduite par des chauffards fonçant dans un mur de béton juste pour voir si leur toute-puissance les sauve.
Cette frénésie mortifère se lit à longueur de télex sur les chaînes économiques. Les systèmes pyramidaux de type Madoff, les LBO – systèmes illégaux ou pas – procèdent du même désir de créer ex-nihilo une richesse qui ne peut que s'effondrer, puisque le capital initial n'existe pas. Mais peu importe si l'entreprise en crève, avec ses cohortes de gens au chômage ; peu importe que le cheval s'écroule d'épuisement sous nos reins, naseaux sanglants et écume au mors : le cavalier suicidaire est déjà parti poursuivre sa course folle sur une autre monture, laissant le palefrenier de la première sans travail et le propriétaire sans son gagne-pain. La souffrance au travail, cette hydre qui, si l'on osait se pencher sur elle, expliquerait tant de suicides, tant de dépressions, tant de comprimés et d'alcool avalés avant d'aller bosser, n'est que la face visible d'un système psychotique où ce que l'on demande aux travailleurs, c'est de tuer leurs entreprises.
Suicidaire. A coup sûr, notre société l'est. Les exemples ne manquent pas. De façon individuelle, nous sommes amenés à adopter des conduites suicidaires, par un bourrage de crâne dont la gauche n'est pas la seule responsable, mais où elle joue sa part. Deviens ce que tu crois être ! Fais ce que tu veux ! « Just do it ! » « N'écoute que toi ! » Le résultat ? L'explosion des conduites suicidaires. Un ami psychiatre me racontait les nouvelles méthodes de défonce des jeunes et des très jeunes : tampons hygiéniques imbibés d'alcool pur dans l'anus, binge drinking, addictions au porno, aux jeux vidéos. Car cette concentration de tous les désirs et de toutes les attentes sur soi-même ne peut que nous enfermer dans une spirale de l'avoir au détriment de l'être, dans une survalorisation du moi où l'autre devient soit un obstacle, soit un moyen à la jouissance solitaire. Nous, êtres limités et imparfaits, avons renoncé à sortir de nos limites en nous ouvrant à l'altérité. Nous nous contentons de repousser tant bien que mal ces limites, à coups de scalpels, d'euphorisants et de possession. Et ce faisant, nous avons renoncé à notre incarnation.
Or, la désincarnation ressemble à s'y méprendre au suicide. La façon ultime de s'affranchir de son corps, n'est-ce pas la mort ? Quelle pathologie a explosé ces vingt dernières années ? L'anorexie, cette volonté de contrôle de soi totalitaire et totalisante, où le corps se détruit du refus de l'extérieur à soi qu'est la nourriture. Terrifiante maladie où le corps est devenu le jouet d'un cerveau dont la perception est devenue pour la personne réalité. Je le sens, donc c'est légitime. Je suis sincère, donc c'est vrai. Même la perversion narcissique, finalement, trouble jusque-là peu répandu, dont on commence à parler des ravages qu'elle provoque dans les familles et les entreprises, et qui promet d'être un chantier immense de santé publique dans les prochaines décennies, nous dit, nous crie, nous hurle ce rapport dévié à l'altérité devenu la norme.
Et la gauche, dans tout ça ? La gauche a abdiqué. Par paresse ou par peur, la gauche s'est mise à la remorque du système et, tout en entonnant les grands airs de la libération de l'homme, ne s'est pas aperçue qu'elle chantait la chanson du capital. Qu'elle participait au malheur collectif qu'elle avait vocation à combattre. La vraie gauche, elle aurait vocation à dénoncer la lente mais sûre déconstruction du lien social élémentaire qu'est la famille, parce que le portrait-robot du pauvre en France aujourd'hui, c'est la mère de famille monoparentale qui accepte n'importe quel job pour élever seule ses enfants. La vraie gauche, elle devrait se battre contre l'avortement de masse, parce qu'elle devrait être du côté du plus faible. La vraie gauche, elle n'applaudirait pas à des slogans comme « Les homos aussi veulent pouvoir divorcer », parce qu'elle saurait le drame individuel et social que tout divorce recouvre, et qu'elle n'enverrait pas les couples de même sexe au casse-pipe quand on sait que le taux de violence conjugale et de divorce y est infiniment supérieur. Mais non : elle nous explique que s'il y a plus de violence et de divorce dans les couples de même sexe, c'est parce la société est intolérante. Imaginez un peu sa réaction indignée (et justifiée, pour le coup) si une personne noire tuant son épouse blanche (ou le contraire) expliquait à la barre que c'est la faute au racisme !
Drôle de gauche, vraiment. Mais qui ne me fera pas passer à droite. La ligne de fracture aujourd'hui ne se dessine plus entre gauche et droite, mais entre ceux qui acceptent le réel, et ceux qui lui demandent de s'adapter à notre chaos intérieur. Ceux qui veulent le dialogue et la rencontre, et ceux qui insultent planqués sous des pseudos derrière leur écran1.
Choisis ton camp, camarade. J'ai choisi le mien.
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1Je fais allusion ici au contenu de ce billet, pas à son auteur.