« Les humains modernisés semblent être parvenus à changer la vie de presque tous les organismes dont ils ont croisé le chemin – volontairement ou non. Et pas seulement celle des baleines et des ours polaires. Il faut qu’un vivant soit vraiment bien dissimulé, plutôt coriace ou très menu pour avoir échappé à leur activisme. » Libération du 29 juin, page Rebonds, par Bruno Latour, professeur à Sciences Po.
C’est une idée qui infuse tranquillement dans les esprits depuis quelques années déjà. Alarmé par le réchauffement climatique dont il est responsable, l’homme occidental, plutôt que de remettre en question sa bagnole, s’interroge sur sa légitimité à vivre sur terre. Il se voit non plus comme l’ordonnateur de la planète, ni comme son défenseur, mais comme son cancer sur pattes. Au lieu de remettre en question ses comportements, il trouve qu'il est de trop. La misanthropie, dernier avatar de l’écologie.
Comment en est-on arrivé là ? Oh bien sûr, il y avait eu des signes, des alertes. Cette rage de l’homme riche et bien nourri à vouloir légiférer sur l’euthanasie, par exemple. A vouloir que la loi humaine le libère de l’humaine condition qui est de croître puis de décroître. Croître, oui ! Mais arrêter le temps en achetant tout ce que la science et le capital, dans un bien étrange attelage, pourraient lui vendre d’illusion – un corps qui semble rester jeune, mais qui finira par mourir quand même. Plutôt crever que laisser la mort venir à son heure !
Cette condition humaine, l’homme riche et bien nourri n’en veut plus. Etrange paradoxe qui fait qu’alors qu’il a tout pour être heureux, il se met à se haïr. Il ne se reconnaît pas plus dans le vieillard mourant que dans l’embryon fragile, dans l’encombrant obèse que dans l’handicapé perclus. Seul est digne, finalement, ce court laps de temps entre 15 et 35 ans où, en pleine possession de ses moyens physiques et mentaux, il peut donner cours à son pouvoir illusoire en enchaînant sa liberté aux prescriptions des marchands.
Sa haine de soi prend alors les formes les plus diverses – une haine souriante et pleine d’un altruisme dévoyé. Il ne faut pas laisser naître les trisomiques pour leur bien. Il faut tuer les vieillards par compassion. Combien de fois ai-je entendu ce cri du cœur de femmes enceintes par accident : « Plutôt avorter que d’abandonner l’enfant aux services sociaux, ce serait trop cruel ! »
Il est paumé, l’homme occidental. A force de vouloir combattre la faiblesse qui le constitue, il extirpe les faibles. Il se fait tant horreur qu’il se voit comme une ordure et cherche toujours davantage, dans une danse macabre frénétique, à trouver de nouvelles victimes pour expier ce qu’il est, ces victimes fussent-elles lui-même. Il a déjà réussi peu ou prou à condamner collectivement tous ses ancêtres, une bande de colonisateurs destructeurs de civilisations idéalisées prêchant une religion morbide. Il est en train de se débarrasser de ses vieux et de ses enfants à naître.
La prochaine victime, c’est l’enfant déjà né.
Il n’y a pas si longtemps, on aimait les enfants. Ou plus exactement on aimait ce que représente un enfant. L’idée qu’un monde neuf commence. Qu’on va pouvoir tout reprendre à zéro. Une nouvelle chance, le rêve d’un avenir meilleur. Qui ne s’est déjà senti incroyablement ému de tant de potentiel contenu dans un si petit corps ?
Mais voilà, aujourd’hui l’enfant est une menace. Depuis quelques décennies déjà, on nous explique doctement qu’il est indispensable de couvrir l’Afrique de pilules contraceptives parce que beaucoup d’Africains n’ont pas les moyens d’élever des enfants. Aujourd’hui, c’est l’enfant occidental qui est visé.
Oh ! bien sûr, il y avait eu il y a quelques années un certain emballement médiatique autour du livre de Corinne Maier, No Kid, 40 bonnes raisons de ne pas avoir d’enfant. Un livre bon enfant, si j’ose dire, où l’ironie empêchait de prendre trop au sérieux le propos de l’auteur, une… mère de famille. Un sujet magazine-type, léger, décalé, qui prétendait aller à contre-courant des idées reçues tout en se moulant dans le plus absolu conformisme libéral : le rêve des marchands de tout poil, c’est un monde de DINK [1] - permettez moi de préférer l’acronyme équivalent français CASE[2] que je trouve tellement plus parlant.
On se souvient également d’Yves Cochet et de sa sortie sur la suppression des allocations familiales dès le troisième enfant. Selon lui, en effet, un enfant a "un coût écologique comparable à 620 trajets Paris-New York". Le concept d’enfant pollueur, lui, a été créé par Théophile de Giraud, l’auteur de L’Art de guillotiner les procréateurs – Manifeste anti-nataliste. Et l’Express nous parlait la semaine dernière de « la dernière lubie américaine » : renoncer à la maternité pour sauver la planète. L’égoïsme dandy affiché par les premiers Child Free laisse place à un dénatalisme pavé de bonnes intentions, où les riches du Nord adopteraient les enfants des pauvres du Sud plutôt que de renoncer à surconsommer.
Une lubie américaine, vraiment ? Il semble au contraire que les esprits sont mûrs pour tout cela.La preuve avec cette campagne qui date de décembre dernier. On y voit un petit garçon, beau, rayonnant, bien habillé, avec un prénom chic et mode, et cette inscription : « Malo, 384 kg de déchets par an ». Une campagne proposée par le Grand Lyon et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Elle est passée à peu près inaperçue sur les blogs, et ceux qui s’en sont fait l’écho ont pour la plupart loué l’initiative qu’elle présente.
Car cette initiative est loin d’être bête : il s’agit de calculer via un site dédié combien nous produisons de déchets et ce que chacun peut faire pour réduire sa part. N’attendez pas de moi que je pousse des cris d’orfraie sur ces affreux écolos qui veulent nous faire revenir à la lampe à huile ; à l’instar de mon ami Patrice de Plunkett, je crois profondément que la conception chrétienne de l’homme ne peut faire abstraction du saccage de son environnement. Mais quand même. « Malo, 384 kg de déchets par an ». Je trouve ce slogan abject. Pire encore, je le trouve révélateur.
Oui, vraiment, plus que jamais, la figure du Christ torturé sur sa croix nous interpelle. Car c’est la figure de l’humanité réelle. Pas cette humanité ivre de sa toute-puissance d’autodestruction.